Équilibre vie pro / vie familiale : une notion en vogue.
De nombreux articles et bouquins paraissent sur le sujet, des entreprises affichent leur(s) engagement(s) dans le domaine, et ça tombe bien, nous-même, ce fameux Graal, nous serions ravies de le trouver.
Que d’obstacles dans cette quête!
Voici les principaux que j'ai pu identifier sur mon chemin.
1. Les injonctions du milieu social
La notion d'équilibre vie pro / vie familiale est une notion polémique, qui déclenche les passions.
Telle la fameuse querelle, ici s'affrontent
les "Anciens" (conservateurs, société patriarcale, evil, evil?)
« la place de la mère est auprès de son enfant »
« le mieux pour l'enfant, c'est la présence de sa mère »
Le tout corroboré par des études (telles
celle-ci) faisant le constat d'un
meilleur développement des enfants profitant d’une plus grande présence parentale. Un discours contenant à la fois beaucoup de vérité, mais qui se fait malheureusement
volontiers culpabilisateur, et selon lequel "
à quoi bon faire des enfants si c'est pour ne pas s'en occuper" (à 100 voire 120%).
et les "Modernes" (progressistes, "libération de la femme", gentils, toussa?)
« il ne faut pas résumer sa vie à son enfant »
« une femme doit travailler, on s’est battues pour cela »
adjoint de la sinistre perspective
« si tu ne travailles pas tu es une potiche/plante verte, d’ailleurs cela lassera ton mari qui finira par te quitter, et tu seras bien embêtée puisque tu ne sauras rien faire »
Ravalant l'éducation des enfants au rang de
tâche ménagère / subalterne, refusant à celles qui s'y consacrent toute reconnaissance et leur déniant même le droit de faire cela par choix
(cela ne saurait être un vrai choix, car forcément lié à un déterminisme social; ... quand on vous dit qu'elles sont cruches!).
Femme au foyer, un choix professionnel à part entière?
Tout aussi légitime qu'un autre choix?
Vous voulez rire.
2. La notion d’équilibre unique
Bref la société dans son ensemble, et les membres de notre entourage en particulier (proche ou pas... pour tout sujet ayant trait aux enfants - leur nombre, leur écart d'âge, leur éducation - les gens se sentent investis d'une mission : faire bénéficier de parfaits inconnus de leurs lumières),
estiment clairement détenir LA vérité sur le meilleur équilibre vie pro
/ vie familiale.
L'assurance avec laquelle ces modèles sont présentés
comme la seule voie possible contribue au sentiment de désorientation.
En effet, la caractéristique des injonctions des autres et de l'âpreté
avec laquelle les thèses qui les sous-tendent sont défendues est qu'elle aboutissent à l'illusion de l'existence d'UN équilibre, UNE solution idéale, valable pour tout le monde.
Ce qui laisse peu d'espace à l'individu pour élaborer une solution qui pourrait lui convenir personnellement.
3. Les autres femmes
De ce que j’ai pu observer, c’est justement ce mythe de l’équilibre unique qui est à l’origine d’un phénomène auquel j'ai été confrontée suffisamment de fois moi-même pour réaliser qu'il était malheureusement loin d'être exceptionnel : assez fréquemment, les efforts faits par une femme pour maintenir un équilibre entre sa sphère pro et sa sphère familiale n’ont pas de pire opposante... qu'une autre femme, justement.
Plusieurs facteurs contribuent à l'existence et au maintien de cette triste situation :
« on ne m’a pas aidée à avoir une vie de famille, pas de raison que la vie soit plus facile pour toi, ma jolie » ...
c'est particulièrement frappant chez certaines femmes parvenues "tout en haut" à la force de leurs poignets, qui se sont battues pour cela, et qui ne voient pas pourquoi d'autres ne devraient pas en baver autant sinon plus. Et que je te colle une réunion à 19h pour faire bon poids.
- un refus de se remettre en question
« en mon temps j’ai fait des sacrifices / choix que je regrette ou ai parfois du mal à assumer, pas question que tu me prouves qu’il était possible de faire autrement »
ce point se retrouve dans les deux camps. On rencontre aussi bien
- celles qui se sentent coupables d'avoir beaucoup investi sur leur vie pro et ne pas avoir assez passé de temps avec leurs enfants,
- que celles qui sont frustrées d'avoir lâché leur vie pro pour se consacrer totalement à leurs enfants.
- Dans les deux cas, hors de question d'aider une congénère susceptible de réussir à gérer les deux de front sans les catastrophes qu'on avait soi-mêmes pensées inéluctables (mise au placard pro / délinquance juvénile)
- mais aussi et surtout l’impression que, puisqu’il n’y a qu’un seul bon choix, tout choix différent du mien constitue une attaque personnelle, une manière de dire que je n’ai pas fait le meilleur choix. Face à l'injonction suprême, être une bonne mère, les réactions sont facilement épidermiques à tout ce qui pourrait de près ou de loin ressembler à une critique. Et un choix différent est automatiquement assimilé à une critique.
Moralité, (c'est en tous cas mon expérience) cela rend très délicates, voire parfois impossibles, les discussions avec d'autres femmes sur les raisons de leurs choix, les avantages qu'elles y trouvent, les inconvénients, ce qu'elles feraient autrement. Tant d'informations qui sont si utiles !
Je l'avoue, je suis une inconditionnelle du benchmark, j'adore voir comment les autres font, pour récupérer une astuce, éviter une erreur, réaliser pourquoi chez moi telle chose ne fonctionne pas, comprendre en observant le mode de fonctionnement d'une autre, que moi je fonctionne différemment.... c'est du reste un des points que j'apprécie beaucoup dans la blogosphère: elle m'offre un phénoménal terrain de jeu pour benchmarker!
Or ce sont justement ces échanges qui sont menacés par la susceptibilité (souvent réciproque) des personnes concernées:
- si j'avoue un point négatif, on va en profiter pour me juger
- si je pose une question, on va prendre cela comme un aveu de faiblesse et en profiter pour m'exposer en long en large et en travers en quoi mon choix actuel est "le mauvais",
- pour ensuite se sentir jugée / désapprouvée si je n'adopte pas le conseil qu'on me donne comme parole d’Évangile.
Bref, le moindre échange se déroule en terrain miné et dégénère facilement en concours de mères.
Alors que je garde un souvenir merveilleux d'une conversation avec une amie proche, sur mon projet de réduire mon temps de travail quand numéro 2 serait là. Travaillant elle-même à temps plein, elle s'était sentie libre de me dire qu'elle n'avait pas comme moi le sentiment de manquer de temps avec son enfant; sans craindre que je la juge pour cela; sans tenter non plus de me nier le droit de ressentir ce manque.
C'est-à-dire sans craindre que cette différence de ressenti ne soit (ou ne soit vue comme) le signe d'un moindre amour pour son fils.
Moment d'acceptation des différences, moment rare, moment précieux.
4. La notion d’équilibre permanent
Là encore, une illusion facilement entretenue par le mot même d' "équilibre".
Or plus j'avance dans mes réflexions personnelles, plus je réalise qu'il ne s'agit pas de se fixer durablement sur UN équilibre, de devoir définir une fois pour toutes une solution, un mode de vie.
Bien entendu, cette perspective aurait un aspect tentant : quel confort de ne pas avoir à tout remettre en cause, hop, on règle la question une fois pour toutes et on ne s'interroge plus, sujet classé, basta, fin de l'histoire.
Mais non.
Nos gosses, nous les avons faits pour la vie.
Leur père, nous l'aurons aussi pour la vie (quoique celle-ci nous réserve par ailleurs, il restera toujours leur père).
Nos choix pour nous occuper de nos gosses? Ce n'est pas pour la vie.
Parce que leurs besoins, nos besoins, notre environnement, nos ressources, ne vont cesser d'évoluer, en fonction du nombre d'enfants, de leur âge, de leur développement, de notre âge, de notre maturation.
Je reprends ici volontiers à mon compte le terme allemand (affreux à mes yeux) de Lebensabschnittspartner. Ce terme, dont la traduction littérale correspond à "partenaire d'une tranche de vie"(si si), traduit comment aujourd’hui on est souvent davantage poussé à trouver un compagnon pour quelques pas dans le présent que quelqu'un avec qui s'engager dans l'avenir.
Autant ce concept est très éloigné de ce que je souhaite pour ma vie de couple, autant la notion de "Lebensabschnittslösung": solution pour ce morceau de vie, me semble essentielle à celle d'équilibre vie pro / vie familiale.
Difficile, il me semble, de trouver un équilibre parfait et durable.
Et si, en fait, ce fameux équilibre n'était rien de plus, rien de moins, qu'un
enchaînement de plusieurs déséquilibres?
Trouver la perfection dans l'imperfection...
Dans la durée en effet, d'une série de déséquilibres peut émerger une grande satisfaction :
- être consciente et accepter la nécessité qu'à certains moments, la balance penchera un peu trop d'un côté, à un moment, un peu trop de l'autre... que rien ne sera parfait.
- mais goûter à un moment les avantages du déséquilibre présent,
- et se réconcilier avec ses inconvénients,
en sachant que avantages comme inconvénients ne dureront qu'un temps.
Cela a notamment été mon expérience après ma reprise post-F : j'adorais mon job et je goûtais à fond le plaisir que j'y prenais. J'étais déjà un peu en manque de F. mais je réussissais à être heureuse parce que je prévoyais de réduire ou d'arrêter mon activité pro à la naissance d'un deuxième, la perspective de pouvoir bientôt passer plus de temps avec lui me consolait donc. Et je savourais d'autant plus mes joies pro que je savais qu'elles n'allaient plus durer.
Par ailleurs la gestion de ce déséquilibre m'était aussi facilitée par le fait que F. était chez une nounou extra : il me manquait mais il était tellement bien chez elle que la différence, pour lui, entre être avec moi ou chez elle restait acceptable à mes yeux.
Aujourd'hui, où il y a deux enfants, où mon boulot m'enrichit moins, où ma nounou est bien mais pas extra, le déséquilibre est plus grand, et difficilement supportable. Je sais que je ne peux ni ne dois le maintenir longtemps. Fin mai, je vous dis, fin mai....
Il n’empêche que je suis consciente que certains aspects me manqueront par la suite. Alors je tente d'en profiter quand même tant que ça dure. Et quand ils me manqueront, je saurai me souvenir de tous ces moments où c'étaient mes enfants qui me manquaient, et je me recentrerai sur la joie d'être avec eux.
5. Les jugements des autres
Non seulement les gens ont, comme vu en point 1, de grandes théories sur ce qui est le mieux dans la vie.
Mais plus concrètement, nous observer ne serait-ce que 5 minutes en train de nous occuper de nos enfants, suffit à ces personnes teeeellement perspicaces et clairvoyantes (en tous cas bien davantage que nous, ma bonne dame!) pour juger notre style d’éducation.
Deuxième effet kisscool dans le domaine qui nous occupe aujourd'hui: leur clairvoyance se conjugue volontiers avec les convictions vues en point 1 pour établir des liens irréfutables entre leurs observations et les choix pro de la malheureuse maman. Et ils ne voudraient surtout pas priver ladite maman de leurs remarques éclairantes. Les jours où tout va bien, on rigole, les jours où c’est plus difficile, on se retrouve en plein doute…
Timide? (enfin.... qu'appelle-t-on timide ? rappelons que refuser d'embrasser de parfaits inconnus pour dire bonjour suffira souvent à récolter cette étiquette)
Réponse A : vous le couvez à la maison !
Réponse B : il est insécurisé à force d’être loin de vous / balloté de puéricultrice en nounou
En pleine colère?
Réponse A : parce que vous le gardez à la maison, il y est le roi, vous lui passez tout ; le mettre en collectivité, ça lui apprendrait des règles
Réponse B : parce que vous le gardez à la maison, vous êtes toujours sur son dos, il essaie de se rebeller et voudrait que vous lui lâchiez la grappe
Réponse C : parce que vous n'êtes jamais à la maison, vous vous sentez coupable et lui passez tout
Réponse D : parce que vous n'êtes jamais à la maison, il exprime son mal-être
Bref, autant on est bien d'accord que l'équilibre vie pro / vie familiale est quelque chose d'instable, voué à changer, autant là ça devient compliqué, puisque ces avis généreusement distribués constituent le pain quotidien. Il devient d'autant plus vital de savoir se construire "
ein dickes Fell", comme on dit Outre-Rhin (
notre président dit "
avoir le cuir tanné") sous peine de virer un coup à gauche (se sentir coupable de tant travailler), un coup à droite (se sentir nulle de forcer ses enfants à rester autant avec une mère si pitoyable).
Reconsidérer son équilibre à intervalles réguliers, oui. Toutes les heures en revanche c'est peut-être
un peu trop régulier....
Voilà pour les obstacles que je qualifierais d'extérieurs.
Ils se conjuguent avec tout un ensemble d'obstacles plus intérieurs à nous-mêmes, que je traiterai dans un prochain billet [et même finalement plusieurs : poursuivons donc ici et là pour terminer enfin]